Pour un design du questionnement, Frédérique Entrialgo, Ronan Kerdreux

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28 septembre 2010AGuiraLaisser un commentaire

Pour un design du questionnement,
Espace urbain, design et dimensions numériques (1)

Les auteurs :
Frédérique Entrialgo est professeur à l’École supérieure des beaux-arts de Marseille, doctorante en sciences de l’information
et de la communication, membre de l’équipe de recherche insARTis. (2)
Ronan Kerdreux est designer, professeur à l’École supérieure des beaux-arts de Marseille, membre fondateur d’insARTis.
Tous deux sont professeurs au sein du studio Lentigo, studio de projet en design qui explore les impacts des outils et des
pratiques numériques sur l’exercice du design.

Préambule : modélisation intuitive de la ville 2.0, un projet de Lei Zhao (3)

Un espace sombre, une projection vidéo au sol de deux mètres par trois.
Lorsque j’entre physiquement dans l’espace, un cercle blanc de lignes pointillées se cale autour de moi, me suit dans mes déplacements, accompagné de mots au sens métaphorique, « ondulation », « aparté », « côté jardin », « vertical », « canevas », « monologue »…
Les mouvements de mon corps, guidés par mon appétit pour ces mots, déclenchent visiblement des successions de projections vidéo au sol, autour de moi, qui m’immergent dans des mouvements urbains. Je saisis un mot, plonge dans un marché bruyant marseillais, survole une voie express asiatique, joue au foot-ball avec des adolescents au bord de la mer… dans un itinéraire défini par moi et sans doute différent de celui de mon prédécesseur et de celui de mon successeur dans ce lieu. Ces séquences bruyantes et chaotiques, à d’autres moments plus calmes, jouent également sur une contradiction étrange entre mon regard vers le sol, un point de vue d’en haut, d’avion, mais parfois aussi au sein d’un groupe, de face, de l’intérieur d’un bus en regardant pas le pare-brise, dans une rue animée.

modélisation intuitive de la ville 2.0. Dispositif de projection installé au Musée d’Art Contemporain (MAC) de Marseille, novembre 2008.

Sample entre trois villes, Shanghai, Marseille, Paris, successions d’ambiances urbaines et sonores, melting-pot des points de vue filmés, superposition entre le corps physique, immergé au sein de l’image, elle-même séquences montées, assemblées par les gestes de nos épaules ou les mouvements de notre tête. En somme une immersion vidéo comme un compte-rendu de l’immersion urbaine.
De cette installation, Lei Zhao dit : « je connais ma rue, je l’ai faite mienne. La première fois que je l’ai parcourue, elle ne signifiait rien pour moi, c’était un territoire nouveau, avec ses surprises, ses codes que je ne comprenais pas, ses petits groupes de personnes qui discutaient de sujets qui ne me concernaient pas.
Depuis, je l’ai faite mienne. J’y ai mes repères, mes voisins, mes boutiques, j’en connais les bruits selon le moment de la journée, les odeurs, les personnes qui la pratiquent, qui y ont leurs habitudes. Je sais au son l’heure de sortie de l’école, celui de la fermeture des bars, j’en repère les odeurs de pastis ou de la balayeuse municipale… Ma ville, je la connais sans avoir eu besoin de l’apprendre, je l’ai apprivoisée, en la pratiquant, en répétant incessamment les mêmes parcours, en tirant des lignes, en repoussant progressivement les limites de notre territoire sur l’inconnu qui l’entoure. Cet inconnu, bien qu’il figure sur les plans imprimés de ma ville, ne lui appartient pas. Je ne vis pas réellement dans le Paris, le Shanghai ou le Marseille qui se dessinent sur la carte mais dans mon Paris, mon Shanghai ou mon Marseille, des réseaux de rues, d’espaces, qui communiquent entre eux en fonction de ma propre expérience de ces villes. »

Cette installation nous met en situation d’expérimenter la ville discontinue dans l’espace et dans le temps, celle des objets que François Asher considère comme emblématiques, répondeur téléphonique, micro-ondes et congélateur. L’espace urbain est comme retourné par ces pratiques de la discontinuité et de l’ubiquité. Le supermarché n’est plus la boite en périphérie entourée d’un parking mais une livraison à ma porte, le temps du travail s’individualise, la rencontre peut s’effectuer à distance.
Et cette ville-là est en grande partie à évaluer, c’est-à-dire à investir pour approcher au mieux ce qui est en train de se jouer. Il y a évidemment-là un territoire à expérimenter, un territoire essentiel pour un design du questionnement.

Questions autour de la « modélisation intuitive »

Du projet en design, pas de mobilier produit, pas de places joliment aménagées, pas de kiosque aux formes élégantes et précieuses non plus, mais un espace interactif qui liste des questions ouvertes. Il est vrai que le design est aussi un champs d’investigations, dont la finalité est de définir les bonnes questions. Dans le cas de Lei Zhao, comment penser l’espace urbain collectif à l’aune de nouveaux rapports sociaux, rendus possibles par des modes de communication, de rencontres qui distendent l’espace et le temps ? La modélisation scientifique, en simplifiant une situation complexe, permet la modification un à un des paramètres et ainsi de comprendre, de mesurer et d’anticiper sur ce qui est en train de se jouer. Les créateurs, les artistes manipulent des situations complexes et, les poussant à leur contradictions mêmes, en explorent limites et avenirs, enjeux et contradictions. En architecture ou en design (notamment), le projet peut aussi être un outil d’évaluation et de visualisation des aptitudes et des conséquences de la mise en œuvre. Il en va ainsi d’un site dont les caractéristiques peuvent être réellement mises en évidence par son aptitude à recevoir un projet d’aménagement. Pour autant, cette « projetation » n’a pas pour premier objectif de produire du réel mais de modéliser les possibles (méthodologiques et formels) et offre par voie de conséquence une situation susceptible d’études et d’analyses à posteriori.
Le corps comme interface ouvre un champ de possibles complémentaire. Par essence, la ville est une concretion matérielle organisée par et pour des pratiques plus ou moins collectives. La dimension formelle de la ville dure plus longtemps, au-delà des évolutions de ces pratiques humaines mêmes. Pour prendre un exemple évident, les appartements bourgeois du dix-neuvième siècle, avec leurs cuisines à l’opposé des pièces de réception sont pour bon nombre d’entre eux toujours là et habités par des familles sans domestiques. Que serait alors une ville dont des parties matérielles inter-réagissent en temps réel avec les mouvements, les passages, les flux, les besoins… ?

Dans un travail intitulé la ville réagissante,(4) Ekaterina Ustinchenko explore ces situations et parallèlement interroge le rôle opératoire du scénario dans le projet. Pas comment mais pourquoi des abris pourraient évoluer en fonction des abrités, pour quelle raison tenter de concilier à la fois le service physique attendu et le luxe absolu de la ville qu’est l’espace libre et vacant ? Ne pas poser ces questions, c’est sans aucun doute rester fermé aux évolutions, aux nouveautés, et surtout ne pas problématiser les impacts déjà discernables.

a ville réagissante, présentation publique, galerie Montgrand, École supérieure des beaux-arts de Marseille, Marseille juin 2009

Ekaterina Ustinchenko est une étudiante doctorante russe, à l’université de Ekaterinburg. Elle est venue à Marseille dans le studio Lentigo afin d’envisager de développer des projets sous l’angle du design paramétrique, un concept un peu flou qui regroupe des propositions qui lient la conception de la forme au recueil d’informations liées à l’environnement et à ses mouvements ou modifications. Elle développe avec l’atelier Lentigo l’hypothèse que la captation de personnes, de leurs déplacements, des conditions climatiques peuvent informer en temps réel des objets ou petits dispositifs urbains susceptibles de réagir. Un abri-bus dont la toiture s’étend lorsque le nombre de personnes attendant leur bus augmente ou une façade dotée d’un appendice qui se déploie pour abriter le passant le temps de l’averse.
Dans la plupart des villes, les logiques qui président à l’aménagement des espaces urbains relèvent de la superposition selon la compétence des acteurs et leur mission. Les conditions de la coordination entre ces acteurs ont bien été établies, y compris au sein de textes réglementaires, mais elles sont souvent limitées (réseaux enterrés par exemple) ou circonscrites (Zones d’Aménagement Concertées). Le résultat matériel est un lieu où services, contraintes, occupations s’additionnent et où l’espace vide devient rare. De plus, selon les moments de la journée, les activités changent de nature et les dispositifs qui les accompagnent peinent à trouver l’ampleur nécessaire et du coup l’efficacité recherchée (zones piétonnes ouvertes à la circulation en soirée, marchés commerçants à dates régulières…). Les bornes de limitation des véhicules constituent l’embryon d’une ville réagissante que Ekaterina Ustinchenko pousse beaucoup plus avant. D’une manière différente de celle de Lei Zhao mais au fond avec le même souci, elle interroge la capacité du scénario, de la fiction, à mettre en danger l’état pétrifié des espaces urbains. Là aussi, il s’agit moins de raconter une fable de science fiction, que d’évaluer les paramètres à l’œuvre par leur modification un à un. Anticiper, c’est pousser des germes du présent jusqu’à leur prééminence, grossir le trait pour évaluer leurs impacts possibles, et ce questionnement est bien dans le champ du design.

Qu’est ce qu’une place publique à l’ère de la vidéo-conférence ?

L’espace urbain public est un espace de rencontre, d’exposition à l’autre, différent, de participation à une construction sociale collective. L’outil vidéo-conférence, déjà expérimenté à de nombreuses reprises, produit un possible ubiquitaire, une rencontre disjointe dans l’espace, entre personnes possiblement a-synchrones entre elles.
Comment alors comprendre, appréhender, voire modéliser les fonctions d’origines de l’espace urbain. Manuel Castells 5 définissait le centre-ville à la fois comme un lieu géographique et comme un contenu social, comme le lieu des superpositions des fonctions urbaines et l’espace qui permet l’identification des acteurs entre eux, dans une communication des représentations sociales. Quand le supermarché disparaît de l’espace matériel pour se transformer en réseau d’approvisionnement desservant notre porte, quand le spectacle s’opère à distance (voir à ce sujet la différenciation entre les divertissements circulaires et les compagnies de spectacles de rues chère à Jacques Attali), quand les implantations s’opèrent stratégiquement en fonction des moyen de communication (voir François Ascher), quand enfin pouvoir rime avec maîtrise et organisation de l’information, que deviennent les espaces urbains ? Des concretions abandonnées, matière première de l’industrie touristique exploitant les regrets passéistes (voir François Maspéro), des fossiles creux ou des espaces d’un nouveau type parce que non physiques ?
Ces questions posées ici de manière bien-sûr caricaturale interrogent les designers, et d’une manière plus générale tous les acteurs de la construction ou de l’aménagement du cadre de vie, aussi bien qu’il est clair que le projet sans programme n’a aucun sens.

Saisir, comprendre, représenter

Google Earth est plus qu’un produit mis sur le marché, même si sa rentabilisation est également un objet d’étude intéressant. Cette représentation vue d’avion (de satellite en fait) du territoire et de la ville, représentation sans échelle qui ouvre à la réalité de la « carte de l’empire », représentation au sein de laquelle je peux me retrouver, objet et observateur tout à la fois, impacte fortement les métiers de production du cadre de vie.
La carte s’avère […] un outil démiurgique : elle restitue le regard vertical des dieux et leur ubiquité. Le paysage en revanche s’offre à l’œil des hommes, qui ne sont qu’en un lieu à la fois, et se donne à voir à l’horizontale, de même qu’ils n’ont sur le monde qu’une vue défilée. (6)
Google Earth est la vue d’en haut permanente, un regard des dieux qui s’impose à nous en permanence, qui sait se rendre indispensable mais qui porte en lui des approximations, des valeurs, des codes qui évidemment ne sont pas neutres. Ces dieux-là sont en quête de clients, peut-être d’usagers ce qui paradoxalement dans ce cas revient un peu au même.

Détournement des outils de visualisation

Dans le processus du projet, les outils de visualisation ont en général pour but de valider, d’après différents points de vue (technique ou esthétique par exemple), un certain nombre de détails ou vues d’ensemble intermédiaires ou de communiquer visuellement au préalable ou in fine sur les intentions ou l’apparence d’un projet en architecture ou en design. Dans tous les cas, l’usage de ce type d’outil intervient toujours après une étape préliminaire de recherche pendant laquelle sont posées et validées des intuitions.
La pratique du « détournement » est un motif familier des artistes qui distillent du sens à partir de situations dans lesquelles les outils numériques sont précisément utilisés pour ce qu’ils ne sont pas.
Dans le domaine de l’architecture, la série «Houses» de Peter Eisenman constitue des points historiques quant-à ce type de pratique.
La mise en œuvre de plus en plus précoce des outils de visualisation dans les étapes du projet, jusqu’à son degré ultime décrit par Yves Weinant (7) où son usage coïncide avec ce qui est de l’ordre de l’intuition détourne doublement – fonctionnellement et temporellement – l’usage de ce type d’outils au sein du projet.

L’hylémorphisme ou les rapports intimes entre structure et enveloppe

Quelques indices :
– nous avons vu Kaas Osterhuiss, architecte hollandais, déformer une enveloppe de bâtiment par rapport au site et à ses tropismes, avec un modeleur, avant de faire coïncider cette enveloppe avec le programme quantifié ;
– Yves Weinant, dans son atelier de l’école polytechnique de Lausanne, organise le projet à partir de la modélisation d’un motif, n’aborde le programme que très succinctement, pour donner une priorité à la rencontre entre l’objet et le site urbain ;
– EZCT (8), dans le projet de croisement entre algorithmes évolutionnaires et conception d’une chaise repousse à l’évaluation la capacité de résistance de la-dite chaise.

Le dessin numérique peut ne pas faire la différence à priori entre structure et enveloppe et modifie à ce titre la démarche de conception, d’un objet «stratifié» à un objet «complet» et donné comme tel. Cette notion est particulièrement développée dans la conception d’automobiles par exemple et le principe d’optimisation des structures porteuses indéformables.
Sur une autre caractéristique du dessin numérique, la notion du continu évolue. Frédéric Migayrou remarque notamment que le trait dessiné entre deux points n’est plus un segment qui évolue possiblement en fonction du déplacement d’un des points, mais un trait déformable et extensible à l’infini, et adopte les morphologies dues à des déformations successives. C’est aussi ce que nous montre Alain Marty lorsqu’il note la possibilité d’une infinité de droites entre deux points dans un univers de formes pascaliennes ou p-formes.

Quels designers, quels créateurs ?

Au travers de ces quelques exemples pointés très succinctement, les formes, la qualité des espaces, les enjeux qui les habitent, les outils de projet nous semblent susceptibles d’un approfondissement. Pour autant, il nous semble clair que l’activité de designer évolue à la même échelle. Deux types de situations développées ci-dessous permettent provisoirement de saisir quelques enjeux : la muséographie, quelque fois désignée comme scénographie (ce qui n’est pas complètement hors contexte) et les qualités de l’espace urbain, un espace qui devient plus qu’une minéralité figée, un espace des possibles.

Musée du goût 9

Centre d’interprétation du goût, Croq’Alp, projet de scénographie Ronan Kerdreux, 2010-2011

Soit un centre d’interprétation sur le goût situé dans une fruitière des Alpes du Nord. La fruitière est un équipement à l’origine collectif, organisé, géré par les éleveurs dont l’exploitation est au sein d’une petite unité géographique, une vallée, plus souvent, une ou deux communes. Ces éleveurs mettent en commun leur lait (le fruit de leur travail) pour sa transformation en fromage au sein de la fruitière.
Ce centre propose d’abord une visite d’une salle de fabrication du fromage, ensuite un espace dit « de découverte » au sein duquel des thèmes articulés entre eux permettent de mieux comprendre les dimensions biologiques et culturelles de l’appréciation du fromage, enfin un espace de projection de films.
Les visiteurs de cet équipement seront français, italiens, anglophones, adolescents, enfants ou adultes.
Le projet leur propose de disposer dès l’entrée d’une baguette magique, avec laquelle ils actionneront par une technologie RFID des éléments de réponses, des films en langues qui leur convienne, et à un « niveau » de compréhension qui soit lié à leur age.
Nous sommes là dans une situation qui à bien des égards s’approche de la ville réactive dont nous parlions plus haut. Un espace silencieux (nous parlons souvent dans ce projet d’espace myope) qui s’anime avec la présence de ses utilisateurs, usagers, un discours absent tant qu’il n’est pas pratiqué, un archétype de la paranoïa, celle qui nous fait dire que le monde n’existe que parce que je le regarde.
Des questions restent à explorer : à quoi cela ressemble-t-il lorsqu’il n’y a personne, quel est l’aspect de « l’écran de veille » constitué par toutes les surfaces de dialogue muettes avec actionnement, quel lien le design doit-il opérer entre ce que nous nous attendons à voir avant d’entrer et ce à quoi nous sommes réellement confrontés ? Ou encore d’autres, très ancrées dans le design, quelle est la signification de la boite noire, quel est l’aspect opportun d’un contenant qui, sans visiteur, n’a pas de contenu ?

Muséographie interactive

L’usage et l’intégration des technologies numériques renouvellent actuellement les formes, les espaces et les supports de la muséographie. Les écrans, les systèmes de captation et de géolocalisation, les dispositifs de réalité augmentée ou d’immersion ouvrent l’exposition à d’autres modes de perception qui mettent en jeu les éléments d’une lecture contextualisée et/ou individualisée, ainsi qu’une visite davantage basée sur le régime de l’expérience physique que de la lecture didactique.
L’ambition est de dépasser cette dialectique qui opposerait un espace didactique à un espace « éprouvé » pour examiner et mettre en production les processus qui préservent l’équilibre entre les qualités plastiques et la valeur patrimoniale de l’objet physique et la mise en perspective contextualisée, individualisée ou augmentée de l’objet simulé. D’un point de vue méthodologique, la mise en œuvre de ces technologies est questionnée par la mise en place de projets au sein de deux contextes muséographiques distincts : l’espace intérieur du musée, où la médiation numérique dirige la lecture d’une exposition par la contextualisation de ses objets, et l’espace extérieur du type parc naturel ou musée de plein-air où la médiation numérique oriente la lecture du contexte lui-même.
La muséographie touche des domaines, des structures, des objets, et des attentes très différents. Elles privilégient un traitement global de l’espace, une organisation plurilinéaire de l’information, l’expérience participative, la déambulation, et rendent les contenus évolutifs. Mais l’intégration des technologies numériques de visualisation et de communication peuvent correspondre cependant à des approches très différentes. Les questionnements et les réalisations du design d’exposition interactif sont loin d’être homogènes et ne convergent pas tous vers le même type de réponse. On peut distinguer rapidement deux types d’approches : celle qui est mise en œuvre dans les expositions à caractère scientifique et celle des expositions d’art. Dans le domaine des expositions à caractère scientifique les technologies dites d’immersion sont largement utilisées. Elles ont pour but de désacraliser le patrimoine scientifique et technique pour le rendre plus accessible au public et pour effet de modifier les objectifs de l’exposition en déplaçant les modalités de perception d’un régime didactique, pour lequel l’exposition est un lieu de connaissance et d’apprentissage, vers un régime de l’expérience qui propose au visiteur « de se «plonger» dans le sujet pour en «éprouver» le message» (10), autrement dit « dans ces expositions, on ne cherche plus à expliquer, à transmettre mais à «faire vivre» (11). Dans ce cadre, les outils multimédias traditionnels ont été transformés afin d’assurer une transmission active pour laquelle le visiteur peut manipuler un ensemble d’informations liées entre elles par une logique d’aller-retour entre l’objet et son contexte. L’usage de la technologie RFID (12) contribue pour sa part à une logique de « personnalisation »5 qui se distribue à différents niveaux de la visite (personnalisation du contenu, de l’interaction, du parcours…). (14)
Du côté de la critique, il est important de noter que le développement de la scénographie immersive ne relève pas seulement de la prise en compte du public dans la conception. Parfois qualifiées de « techniques de séduction », elles sont issues de la situation concurrentielle des expositions à caractère scientifique face aux formes médiatiques adoptées par les parcs d’attraction (recherche d’émotions et de sensations fortes), et procurent un sentiment d’immersion qui « renvoie, en définitive, à une expérience « forte » qui se caractérise par une augmentation de l’émotion et une diminution de la distance critique (Belaën, 2003). D’autre part, l’analyse de l’impact de ces technologies sur la qualité de la réception de ce type d’exposition par le public est difficile à évaluer. Si le public semble apprécier d’une manière générale la facilité de lecture et les émotions produites par ces dispositifs, la part de la technologie dans le sentiment d’immersion en tant qu’expérience globale et subjective est difficile à évaluer. Les observations effectuées ont pu établir que les expositions immersives provoquent chez le visiteurs des réactions qui lui sont propres et qui jouent de la tension immersion/distanciation (Belaën, 2002) au terme de laquelle le visiteur peut avoir une attitude de rejet. Dans le domaine de l’exposition artistique, la prévalence de l’objet semble se renforcer au contact de l’évolution et du taux de pénétration des technologies numériques dans la société. Le discours des conservateurs énonce une certaine méfiance à l’égard de la fascination que peuvent générer ces technologies, au détriment de l’objet d’art (13).
Entre ces deux approches, il convient d’évoquer d’une part les propositions de musées d’art comme le ZKM (Zentrum für Kunst und Media) de Karlsruhe où des expositions sur un thème scientifique sont souvent proposées, et les installations artistiques interactives dans le domaine des arts numériques qui questionnent directement l’esthétique de la technologie, de la réception des formes et des processus technologiques ainsi que les domaines de compétences du créateur ou son statut au sein de projets nécessairement collaboratifs. (15)

Comment vivre cette nouvelle urbanité ? Pour un design du questionnement

Les mutations urbaines que nous évoquions ci-dessus constituent de fait l’objet complexe d’un champ de recherche pluridisciplinaire extrêmement large qui mobilise, entre politique et esthétique, innovation et industrie, commerce et aménagement du territoire, l’ensemble de la sphère sociale autour de la question du « comment vivre » cette nouvelle urbanité.

Bruno Grandsire et Thomas Casubolo, réalité augmentée, studio Lentigo, École supérieure des beaux-arts de Marseille, installations interactives et document écrit tiré à part, Marseille 2008

Le design trouve sa place au sein de cette problématique en tant qu’il désigne l’activité qui consiste à donner forme et sens au monde matériel qui accompagne notre quotidien, à «in-former  les espaces que nous parcourons, à orienter notre environnement, à qualifier les objets qui nous entourent. La question qui le préoccupe est de savoir comment donner forme à ces espaces et à leurs objets, à ces mises en tension permanente qui caractérisent la ville contemporaine innervée par la circulation de flux numériques (global/local, privé/public, anonymat/surveillance, individu/collectif, intérieur/extérieur, espaces bâtis/espaces des flux,…), à la porosité et à l’inconstance des frontières qui se tracent et s’effacent au rythme des plis, déplis et retournements spatio-temporels, à l’effectivité d’une interrelation entre les corps, les lieux et les réseaux de communication numérique.

Enseignement et nouvelles approches numériques

Mickaël Debelford , étudiant du studio Lentigo: travail sur le tag numérique dans le cadre du workshop initié par Douglas Edric Stanley, école des beaux-arts d’Aix-en-Provence, murs communicants

Énonçons franchement quelques points incontournables et pourtant peu résolus encore ! Le design est une activité de création et pas de simple « mise en ordre », qui n’a que faire de romantismes désuets et improductifs ; nous ne re-créons pas le monde seuls dans un atelier au verrières orientées nord ; nous ne pouvons pas inventer quoique ce soit sans un dialogue long, complexe avec les autres intervenants avec lesquels la hiérarchie doit être revue parce que chacun, nous sommes légitimes. Les outils numériques sont nombreux, complexes, long d’apprentissage et nous devons mettre en commun nos savoir-faire pour les partager ; la hiérarchie professeur – étudiant ne peut plus se baser sur des apprentissages pyramidaux mais sur des dialogues ; la méthodologie doit enfin se comprendre comme un cheminement spécifique et différent selon les acteurs, les auteurs et les questions posées. Les lieux de travail, de recherche et d’enseignement ne sont plus indispensables pour des rencontres, des entretiens, des accompagnements ; l’équipement est personnel, les relations se font à distance pour une grande partie et les lieux désignés ci-dessus ne sont pas adaptés, adaptables, évolutifs, ils sont donc désuets. Les professeurs sont vieux, le seront de plus en plus dans les années à venir, leurs pratiques sont datées, celles des étudiants doivent être plus modernes, plus branchées, plus innovantes, plus expérimentales.
Il y a donc urgence à tout re-jouer du coté de l’enseignement !

Design et innovation

Xiao-xiao Liu, revêtements de sols urbains numériques, expérimentations, studio Lentigo, école supérieure des beaux-arts de Marseille, juin 2010

De l’ordinateur qui n’est bien-sûr pas un outil mais un univers, à des pratiques massivement numériques, en passant par des flux, des échanges, du temps réel et des géométries sociales recomposées à l’aune du web 2.0 et de la ville participative, tout ceci concerne le design et sans aucun doute l’enseignement de cette discipline. Nous émettions l’hypothèse il y a quelques mois que les champs disciplinaires étaient en train d’exploser sous les coups de boutoir de la collaborativité, au profit de méthodes d’approches, de travail et d’échanges. Nous avons rencontré à deux reprises le groupe lab[au] installé à Bruxelles et qui reste pour nous et pour l’instant la figure référente de ces nouvelles pratiques, sur ces nouveaux territoires. Des architectes de formation, qui assument un position d’artistes dont l’acte majeur est l’écriture de codes pour des applications que d’autres mettent en œuvre dans un espace géré par le groupe. Les rôles se re-jouent à l’envie, artistes, architectes, techniciens, galeristes, gestionnaires…

Qu’en est-il alors du rapport entre design et innovation, dans le cadre d’une évolution numérique qui modifie profondément les schémas de production : la distribution et les services prennent le pas sur l’industrie et les produits (voir à ce propos les questions de transmission de données entre concepteur et producteur file to factory, ou les scénarii élaborés par Monsieur Faltazi file to consumer)…?
L’innovation numérique change en partie les termes de l’innovation, en introduisant des formes ascendantes et coopératives, en renforçant la confrontation entre standards et propriété industrielle, en accélérant le mouvement. L’une et l’autre illustrent l’ »injonction d’innover » à laquelle sont confrontés tous les acteurs, parfois à rebours des aspirations à une innovation raisonnée et durable.
Le rôle du design dans une société devient un indicateur de la vision et de la capacité de différenciation et d’innovation (sociale et d’usage) de nos entreprises.
Le design devient stratégique. Le designer devient innovateur, créateur industriel, créateur de valeur
. (16)

Modification des principes et des fonctionnements

Pour autant, beaucoup reste à faire et notre volonté au sein du studio Lentigo d’investir ces technologies numériques avec nos étudiants pose réellement question. Nous avons listé plus haut la nécessité impérative et le risque de passer à coté des enjeux majeurs actuels. Il nous paraît pour autant nécessaire de lister du moins provisoirement les problèmes que cette attitude engendre.
Au premier de ceux-ci, la complexité des outils et du savoir-faire. Parler de temps réel, de réalité augmentée, de géolocalisation ne suffit évidemment pas, il faut en faire l’expérience. Cela nécessite des outils à jour (et la mise à jour n’est pas une chose simple), souvent des apprentissages pour mettre en œuvre (Processing à beau être fait pour des créateurs et pas des programmeurs, il ne se maîtrise pas si vite…), et le temps du « bac à sable » n’est pas susceptible d’être raccourci. Nous n’avons pas réellement dans nos écoles des beaux-arts françaises d’enseignement technique, et le débat entre apprentissage et création, successifs ou concomitants, est ré-ouvert par l’usage de ces outils. Le design reste une production de formes, même entendue au sens large.
La question de la forme est beaucoup plus centrale qu’elle n’y paraît. Parce que le design est plongé (trouve son origine également) dans le monde social, politique, de services, les enjeux qu’il poursuit consistent à donner forme et sens au monde matériel qui nous entoure, qui nous reflète collectivement, qui oriente notre vie. Michel Bouisson parle pour le design d’art des possibles avec une obsession du réel. (17) Ces questions sont en plein centre de cette réflexion.
La notion de groupe, d’empilement, de copyleft, produit des projets collectifs, quelques fois communs, et ceci est à ré-interpréter dans le système actuel de production, mais aussi très prosaïquement de présentation des diplômes encore trop souvent considérés comme des moments de création singulière et personnelle, pour lesquels la ré-invention du monde et la production de formes plus ou moins intuitives semble d’actualité.

Mais également, si nous parlons beaucoup de recherche dans nos écoles d’art, elle peut également être définie par quelque paramètres qui sont complètement en phase avec les points énoncés plus haut :
la recherche est assise sur un état des connaissance qu’elle ambitionne de poursuivre, ré-orienter, amender…
la recherche est collective, elle se fait avec les autres, au sein d’un groupe, elle est communicable y compris dans ses ressorts méthodologiques intimes pour d’autres équipes puissent s’en nourrir ;
bien souvent, la recherche est contextuelle, liée à des objectifs de l’ordre peu ou prou de l’application ou des produits qu’elle engendre. Elle est en lien (au moins) avec des lieux de production, d’application, industriels (la recherche fondamentale absolue est très rare, à notre connaissance).
Tout ceci ressemble fort aux questionnements que la mise en regard entre design et technologies numériques et interactives engendre…

Marseille, juillet 2010

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Notes de texte :

1- Le présent texte constitue la suite d’un article intitulé Limites des projets et univers numériques publié à l’occasion des rencontres
organisées par les Ateliers de la recherche en design à Nancy en 2004 dans les actes des-dites rencontres ( Les ateliers de la recherche en
design 2 – Nancy, 22 & 23 mai 2007 – Recueil de textes, ouvrage préparé sous la direction de Stéphanie Sagot, Université de Nîmes 2007 pp
93 à 113). Il est consultable dans sa version numérique notamment à l’adresse suivante :
http://www.unimes.fr/fr/recherche_et_publications/evenements_scientifiques/rencontres/design.html ainsi que sur le site du studio
Lentigo (www.studiolentigo.net). Il doit également beaucoup à la réflexion engagée et restituée dans son état intermédiaire lors du
colloque du Cedar, le Havre (Ronan Kerdreux, Cécile Liger : Design et technologies numériques, enseignement et recherche, 2008)
2- Insartis est une équipe de recherche réunissant des chercheurs et des créateurs issus de trois établissements d’enseignement et de
recherche de Marseille : école nationale supérieure d’architecture, école supérieure des beaux-arts et école polytechnique universitaire
Polytech’Marseille. Cette équipe est habilité par le Ministère des la culture et de la communication français, bureau de la recherche
architecturale, urbaine et paysagère.
3- Lei Zhao : Modélisation intuitive de la ville 2.0, installation interactive et document écrit tiré à part, studio Lentigo, École supérieure des beaux-arts de Marseille, galerie Montgrand, Marseille, 2008
4 Ekaterina Ustinchenko : La ville réagissante, projection et édition tirée à part, studio Lentigo, école supérieure des beaux-arts de
Marseille, Marseille, 2008
5- Manuel Castells : La question urbaine, librairie François Maspéro, Paris 1972
6- André Corboz : Le territoire comme palimpseste et autres essais, les éditions de l’imprimeur, collection tranches de villes, Besançon et
Paris, 2001 p 221
7- Yves Weinant, Rapport de recherche intermédiaire d’Insartis, sept. 2005, New Modeling – Pour un enseignement inter et
transdisciplinaire, p.34-35 et Application et présentation de projets exemplaires à Lausanne (Suisse), p.54-63.
8- EZCT : France / Pays-Bas, Philippe Morel, Jelle Feringa, Felix Agid, Valerian Amalric cf http://www.ezct.net
9- Centre d’interprétation du goût, Croq’Alp, projet de scénographie Ronan Kerdreux, 2010-2011
10- Olivier Warusfel, Eric Lapie, Jean-Baptiste Barrière, Igor Novitzki, Stéphane Maguet, Les galeries virtuelles : réalité virtuelle, réalité
augmentée, multimodalité, 30 mai 2007, séminaire « Muséologie, Muséographie et nouvelles formes d’adresse au public », Ministère de la
Culture et de la Communication, Délégation au développement et aux affaires internationales, Mission de la recherche et de la technologie, En
collaboration avec L’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Georges Pompidou, L’École du Louvre, le Musée des civilisations de l’Europe
et de la Méditerranée et le LEDEN/Paris 8.
11- Florence Belaën, L’immersion au service des musées de sciences, Université de Bourgogne, CRCMD (Centre de Recherche sur la Culture, les
Musées et la Diffusion du savoir), 2003.
12- Rfid : en français radio-identification issu de l’anglais Radio Frequency IDentification. Technique pour mémoriser et récupérer des données à
distance, comprenant des marqueurs (« radio-étiquettes », « RFID tag » ou « RFID transponder »), petits objets qui peuvent être collées ou
incorporées dans des objets ou produits et implantées dans des organismes vivants (animaux, corps humain). Les radio-étiquettes comprennent une
antenne associée à une puce électronique qui leur permet de recevoir et de répondre aux requêtes radio émises depuis l’émetteur-récepteur.
13- Christian Perrot, L’apport de la technologie RFID en muséographie, La lettre de l’OCIM, 1999.
14- cf. la plate forme technologique Multicom du laboratoire CLIPS-IMAG

[http://multicom.imag.fr/recherche/type=article&id_article=88]

15- cf. à ce sujet Frédérique Entrialgo, Ronan Kerdreux, Limites des projets et univers numériques, Rapport convergence « art architecture
ingéniérie », Insartis, 2007.[http://www.insartis.org/download/limites-des-projets.pdf]
16- Séminaire Design et Innovation – Ensci – Mai 2005 – Organisation : Sylvie Lavaud – http://www.ensci.com/
17- Michel Bouisson : Du possible au réel, texte présentant l’exposition Via / les écoles organisée durant l’été 2007 dans les locaux du Via – Paris

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Notes additionnelles

Article en cours d’édition prévue pour l’automne 2010

/Copyright (c) 2010 Frédérique Entrialgo et Ronan Kerdreux
Permission est accordée de copier, distribuer et/ou modifier ce document selon les termes de la Licence de Documentation Libre GNU (GNU Free Documentation License), version 1.1 ou toute version ultérieure publiée par la Free Software Foundation.

Le texte complet de la licence est ici consultable à l’adresse (en anglais) ou (en français mais traduction non officielle).design paramétrique – objets réactifsespace urbaininsartisrecherche

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