Enseignants, Ronan Kerdreux, Textes – Publications – Conférences
Nous avons décidé il y a quelque temps de faire un état des lieux
de notre studio lentigo, un arrêt sur images pour mieux remettre en
perspective ce projet qui existe depuis un an et demi, qui interroge
tout à la fois les rapports entre design et technologies numériques, et
ceux qui existent ou que l’on a envie de voir exister entre enseignement
et recherche.
Et en préparant cette intervention, j’ai regardé à nouveau tout ce qui
avait été écrit, expérimenté, tenté, avec les étudiants, entre
professeurs, au sein de notre équipe de recherche insARTis, des
présentations, des méthodes de travail, des rencontres…. et également,
ce que les autres avaient écrit, dit, montré.
Le contexte de départ est un atelier de projet en design, qui fonctionne pendant trois ans, avec Marc Aurel, Fabrice Pincin et moi-même, tous trois designers, en relations étroites avec l’atelier verre et céramique dirigé par Jacqueline Guillermain, qui organise des workshops, des sujets pour des projets d’étudiants, des collaborations extérieures avec des entreprises, des centres d’art, des lycées techniques, qui organise également des expositions, invite des designers reconnus…
Seconde étape ; Farid Ameziane, directeur de l’équipe de recherche
InsARTis, invite quelques uns d’entre nous à Tunis, pour un premier
séminaire, au cours duquel nous rencontrons bon nombre de professeurs
d’architecture se posant des questions assez proches. A Tunis d’abord
avec Ali Bouzouita qui expérimente des reconstitutions numériques de
Cartage, à Montréal, avec une équipe qui observe attentivement les
étudiants en architecture dans leurs rapports avec les outils
informatiques, ou encore à Lausanne avec Yves Weinant qui expérimente
des méthodes de conception spécifiques.
Une des suites de ces rencontres, c’est Bernard Boyer, artiste, qui
propose une atelier commun avec l’école d’architecture, pour les
étudiants de troisième année (S5) et au cours duquel est examiné le
processus de projet, la poïétique selon les termes de Bernard Boyer. Cet
atelier existe depuis la troisième année maintenant et nous a permis de
réfléchir plus avant sur les procédés comparés, les méthodologies des
étudiants issus des deux écoles.
Troisième étape : début septembre 2006, réunion des professeurs de
Lentigo pour décider d’adopter un positionnement radical, positif eut
égard au contexte, constructif et innovant.
Michel Bouisson écrivait récemment1 en termes approchants que le design
est à la croisée entre l’art des possibles et l’obsession du réel.
En matière d’enseignement du design, explorer les possibles est une
ambition légitime, presque une évidence. Les méthodes pour y parvenir
restent néanmoins un enjeu majeur, un terrain de réflexion et
d’expérimentation, vis-à-vis des étudiants. Ce qu’il convient de ne pas
faire est balisé de points durs, bien connus. Reproduire notre culture,
adopter des positionnements déjà un peu dépassés, les nôtres, conforter
des méthodologies standards, s’appuyer sur une culture référentielle
convenue, autant de visions désuettes, dépassées et dangereuses parce
qu’engendrant des attitudes qui ne sont pas génératrices de visions.
Depuis deux années scolaires, l’équipe Lentigo, Marc Aurel, Fabrice
Pincin, moi-même, rejoints successivement par Cécile Liger puis
Frédérique Entrialgo, a passé « par dessus bord » la sécurité des
habitudes, des approches conventionnelles, pour interroger les
comportements d’aujourd’hui à l’aune d’hypothèses quant à l’exercice
futur du design, aux exercices futurs possibles du design. Notre
inscription au sein de l’équipe de recherche insARTis, équipe qui
regroupe des chercheurs, enseignants des écoles d’architecture, des
beaux-arts et polytechnique de Marseille, n’est pas sans rapport avec
les quelques nouveaux éléments jetés en pâture à la discussion
collective.
1- Les mondes virtuels, massivement investis et habités, constituent
un espace collectif à explorer, à expérimenter pour de futurs designers.
Ils ne sont pas une passade, ils ne sont pas les éléments d’une mode
qui va disparaître dans quelque temps, ils ne sont pas seulement des
refuges hors la vie courante pour des no-life, et quand bien même, ils
sont un espace de vie collective et méritent notre attention.
« On les appelle encore des jeux mais on y voit des gens pêcher pendant
des heures, puis cuisiner quelques heures de plus avant de revendre leur
production sur le marché ; d’autres se disputer le leadership de leurs
guildes ou clans et construire, sur le web, des espaces entiers
consacrés à leur animation ; d’autres encore réinventer dans ces
nouveaux univers ce qui fait le sel de la vie : en vrac, la séduction,
la confiance, la frime, l’alliance, la trahison, l’arnaque, la triche,
le déguisement, la fête, la morale…
Quelle que soit la forme qu’ils prennent, depuis les jeux de « mission »
où l’aventure (la bataille, en général) dure quelques minutes,
jusqu’aux univers persistants dans lesquels le temps se mesure en mois,
ces espaces sont plus que des jeux. On y pense le soir avant de se
coucher, on y occupe un emploi, on s’y fixe des buts derrière lesquels
on risque une partie de son image de soi et de son statut social.
De quel objet s’agit-il donc ? L’hypothèse […] est que ces univers
fonctionnent à la fois comme des extensions nouvelles du monde, et comme
des bancs d’essai de nouvelles manières d’être (individuellement), de
faire société (collectivement), de produire, de créer. D’une part, de
nouveaux continents qui présenteraient la double originalité de se
constituer en même temps qu’ils se découvrent et d’accepter par
construction les nationalités multiples ; d’autre part, des sortes de
simulateurs comportementaux à partir desquels s’expérimentent, puis se
sélectionnent, des pratiques et des formes nouvelles. »2
Nous avons fait quelques expériences de travail sur ces espaces.
Habbo-hôtel, puis actuellement Second life.com. Nous avons également
regardé ce qu’il est convenu d’appeler les serious-games, cette
utilisation des jeux numériques, en ligne ou pas, pour apprendre,
former, sensibiliser.
2- Toutes les questions de géo-localisation et de géo-représentation
modifient profondément, radicalement notre rapport au monde, notre
perception de notre environnement, sa saisie, autant de dimensions
fondatrices dans le design.
Quelques remarques :
la carte de l’empire que Ying Yin nous a fait découvrir est enfin réalisable ;
le temps réel offre une réactivité immédiate et permanente du moi dedans
le monde représenté ; ce même moi est projeté au centre de la carte et
je ne suis plus un lecteur extérieur à l’objet observé, je fais aussi
l’objet de ma propre observation ;
la réalité augmentée explose les possibles et superpose l’information
(le cinquième écran) et le réel tangible dans un mouvement de flux mis à
jour en permanence.
Entendons-nous bien, la réalité d’une permanence, du temps réel est bien
plus qu’une actualisation rendue rapide. Il s’agit de fait d’objets en
pulsation, mouvants, qui sont proprement les échos de la pulsation du
monde, et cela est réellement nouveau pour le design du moins, nouveau
et très excitant.
3- Frédérique Entrialgo n’a eu de cesse depuis qu’elle co-anime cette
réflexion, de nous faire découvrir puis saisir les enjeux du web 2.0.
J’en ai noté quelques points, orientés sur ce qui m’intéresse :
– la strate logicielle installée en ligne et non plus sur ma machine
nécessite une révolution culturelle, ergonomique, économique, et cela
intéresse le design ;
– le copyleft, le partage d’informations et de fichiers, les fichiers
up-loadés, bousculent tout autant le droit d’auteur, la compétence et
l’organisation du travail (quelle est la compétence que je peux vendre
?) ; Douglas Stanley, invité par Lentigo fin novembre 2007 nous a à ce
propos fait remarqué que le fait de lire une vidéo ou une bande son sur
notre ordinateur pré-suppose que le fichier soit téléchargé au moins
dans le fichier temporaire de notre système d’exploitation, ce qui
laisse rêveur sur les hypothèses de protection institutionnelle…
– le principe collaboratif – je trouve autant que j’apporte – modifie
aussi l’organisation du travail et le positionnement de ce travail. Je
n’ai plus la compétence de l’information, par contre je garde celle de
donner du sens à l’organisation de cette information, je n’ai plus
l’exclusivité des ressources mais celle de la pensée qu’elles permettent
d’asseoir. Nous avons commencé à mettre en ligne nos cours, c’est
encore balbutiant et il n’est pas toujours simple d’être sûrs en notre
âme et conscience que nous n’avons rien perdu en le faisant, peut-être
même gagné quelque chose. D’autant qu’il est absolument clair que notre
travail d’enseignants ne consiste pas à faire apprendre mais à faire
faire projet. Ce n’est pas pour rien que la direction de recherche que
Fabrice Pincin et moi-même animons au sein d’InsARTis s’intitule « faire
projet ensemble ».
– « 25 % du divertissement que nous consommerons en 2012 sera créé par
et consommé par des communautés d’utilisateurs, plutôt que par des
médias, prédit Nokia. Un phénomène désigné sous le nom de
“divertissement circulaire”, suite à une étude portée par le laboratoire
du Futur (www.thefuturlaboratory.com). Entre juillet et septembre 2007,
le laboratoire du futur a conduit une étude baptisé “Coup d’oeil sur le
prochain épisode” sur plus de 9000 personnes dans 17 pays afin de
comprendre les tendances du secteur mobile à venir : son enseignement
principal a été de mettre à jour la circularité du matériau créé, édité
et partagé entre cercles d’amis, donnant naissance à des contenus
polymorphes (la vidéo est créé par l’un, la musique ajoutée par un
autre, etc.). Le contenu qui circule entre amis va faire partie
intégrante des divertissements de groupe, “une forme de multimédia
social collaboratif”, pour reprendre les termes de Mark Selby de Nokia.
Nokia distingue 4 tendances majeures qui devraient se démocratiser d’ici
2012 : la distinction entre être en ligne et hors ligne devrait
s’estomper ; les consommateurs deviennent friands de divertissements
plus sophistiqués estompant la frontière entre commerce et création ; la
technologie se féminise ; la saveur locale, “le fait maison” gagne ses
lettres de noblesse. »3
4- Nous avons aussi pris connaissance des travaux de François Asher,
et de ses procédés modernes pour planifier l’urbanisme mettant en oeuvre
des démarches heuristiques, itératives, incrémentales et récurrentes.
Je rappelle pour les étudiants ici présents des définitions rapides de
ces derniers termes :
une démarche heuristique relève de la découverte par évaluations successives et hypothèses provisoires ;
l’itération est une succession d’approximations pour résoudre une équations ;
l’incrémentation consiste à modifier une variable à chaque boucle de programme ;
une méthode est récurrente lorsque chaque terme est fonction des termes précédents.
En somme, des actes d’analyse et de décisions enchevêtrés, qui élaborent
et testent des hypothèses, par des réalisations partielles et
successives, précautionneuses des étapes précédentes, utilisant le
feed-back en permanence et se plaçant dans un rapport public-privé
sophistiqué.
J’ai trouvé quant-à-moi que ces démarches de réalisations urbaines sont également opératoires pour de nouveaux modes d’enseignement, qui placent l’objectif avant les moyens et l’énergie avant le savoir-faire.
5- Nous avons poursuivi nos recherches avec les réflexions du groupe villes 2.0 et leurs 4 entrées privilégiées :
la ville comme plate-forme d’innovation ouverte ;
la ville complexe et familière ;
– comment se retrouver dans une ville tout le temps augmentée et tout le temps numérique ?
– quelles nouvelles proximités urbaines ?
– quelles formes de partage de la connaissance et de la perception ?
La ville, le lieu de mobilités libres et durables ;
le 5ème écran, comment éditorialiser la ville, comment la taguer pour la voir et donner à voir autrement ?
Évidemment, comme prévu, le temps est trop court. Je n’ai eu le temps
que de lister. Ceci laisse un goût de trop vite, trop superficiel, trop
listé et pas suffisamment détaillé…
De l’ordinateur qui n’est bien-sûr pas un outil mais un univers, à des
pratiques massivement numériques, en passant par des flux, des échanges,
du temps réel et des géométries sociales recomposées à l’aune du web
2.0 et de la ville participative, tout ceci concerne le design et sans
aucun doute l’enseignement de cette discipline. Nous émettions
l’hypothèse il y a quelques mois que les champs disciplinaires étaient
en train d’exploser sous les coups de boutoir de la collaborativité, au
profit de méthodes d’approches, de travail et d’échanges. Nous avons
rencontré à deux reprises le groupe lab[au] installé à Bruxelles et qui
reste pour nous et pour l’instant la figure référente de ces nouvelles
pratiques, sur ces nouveaux territoires.
Qu’en est-il alors du rapport entre design et innovation, dans le
cadre d’une « révolution numérique qui bouleverse les schémas de
production : la distribution et les services prennent le pas sur
l’industrie et les produits…
l’innovation numérique change en partie les termes de l’innovation, en
introduisant des formes ascendantes et coopératives, en renforçant la
confrontation entre standards et propriété industrielle, en accélérant
le mouvement. L’une et l’autre illustrent l’ »injonction d’innover » à
laquelle sont confrontés tous les acteurs, parfois à rebours des
aspirations à une innovation raisonnée et durable.
Le rôle du design dans une société devient un indicateur de la vision et
de la capacité de différenciation et d’innovation (sociale et d’usage)
de nos entreprises.
Le design devient stratégique. Le designer devient innovateur, créateur industriel, créateur de valeur. »4
Pour autant, beaucoup reste à faire et notre volonté d’investir ces
technologies numériques avec nos étudiants pose réellement question.
Nous avons listé plus haut la nécessité impérative et le risque de
passer à coté des enjeux majeurs actuels. Il me paraît pour autant
nécessaire de lister du moins provisoirement les problèmes que cette
attitude engendre.
Au premier ce ceux-ci, la complexité des outils et du savoir-faire.
Parler de temps réel, de réalité augmentée, de géolocalisation ne suffit
évidemment pas, il faut en faire l’expérience. Cela nécessite des
outils à jour, souvent des apprentissages pour mettre en oeuvre
(Processing à beau être fait pour des créateurs et pas de programmeurs,
il ne se maîtrise pas si vite…), et le temps du « bac à sable » n’est
pas susceptible d’être raccourci. Nous n’avons pas dans nos écoles
d’enseignement technique, et le débat entre apprentissage et création,
successifs, concomitants, est ré-ouvert par l’usage de ces outils. Et je
ne vois pas comment penser ces attitudes sans un préalable de
bricolage. Le design reste une production de formes, même entendue au
sens large.
La question de la forme est beaucoup plus centrale qu’elle n’y paraît.
Parce que le design est plongé (trouve son origine également) dans le
monde social, politique, de services…
La notion de groupe, d’empilement, de copyleft, produit des projets
collectifs, quelques fois communs, et ceci est à ré-interpréter dans le
système actuel de présentation des diplômes. Nous nous y employons cette
année, je pourrai vous tenir au courant du résultat et des débats que
cela va générer.
J’ai la ferme ambition pour nos étudiants qu’ils soient les explorateurs des futurs territoires du design.
______________
1- Michel Bouisson : « Du possible au réel », texte présentant
l’exposition « Via / les écoles » organisée durant l’été 2007 dans les
locaux du Via – Paris.
2- Extrait de « Culture d’Univers » : préface de Daniel Kaplan (FING)- 7
juin 2007 – Ouvrage réalisé sous la direction de Frank Beau FYP
Editions, Collection « Innovation », 384 pages, 2007
3- Mobilité, Médias, Communication interpersonnelle, Usages, Brèves –
Par Hubert Guillaud le 5/12/2007 Via InformationWeek et VnuNet.
4- Séminaire Design et Innovation – Ensci – Mai 2005 – Organisation : Sylvie Lavaud – http://www.ensci.com/pédagogierecherche